mardi 18 novembre 2014

Si seulement

- Tu sais, ça n'a rien d'évident ce que tu me demandes. 
Il s'est assis sur le rebord du trottoir, le regard vague et hésitant. Je le dévorais des yeux, priant pour que cet instant dure une éternité. Il n'avait pas changé au fond : tout ce qui m'avait bouleversée cet après-midi de juillet 1994 avait gardé exactement la même saveur. Un je-ne-sais-quoi qui m'avait totalement prise au dépourvu, me révélant à moi-même pour toujours. 
Ce jour-là, j'assistais au mariage d'une cousine. J'avais vingt ans. Je me souviens de la robe de gamine que je portais et des petites sandales blanches qui me donnaient un air de collégienne attardée. Un mariage, une robe, des photos, un bouquet posé sur la table, des dizaines d'invités, du champagne, de la musique et Lui. Basculement total d'un monde à un autre. Changement de décor intégral. 
Plus rien ne serait jamais comme avant. 
- Pourquoi ça n'a pas marché ? J'ai besoin de savoir. Ca fait vingt ans Fred, on peut se parler franchement non? 
- Ecoute ... oui voilà, c'est ça ... on avait vingt ans. Ca doit être ça l'explication, non ? 
- Je crois que ça ne me suffira pas. 
Le silence s'est installé, un silence comme jamais je n'en avais connu auparavant. Un silence lunaire et métaphysique. Démesuré et délicieux. J'ai fermé les yeux. Une fois encore, j'ai plongé nue dans mes souvenirs. Mise en scène cent fois revisitée. Détails troubles, mais l'essentiel intact. Son arrivée dans la cour de la mairie et le monde qui prend une dimension magnifique. Le ventre qui se tord, le coeur qui déraille, la boussole qui s'emballe, plus de Nord, de Sud, d'Est ou d'Ouest. Territoire inconnu:  juste Lui et moi. 
D'autres appellent  ça un coup de foudre, je dirais plutôt que ce fut un coup de grâce. Une explosion de vie infiniment puissante, renversant tout sur son passage. Ca ne s'explique pas, et c'est tant mieux. Une connection délicieuse, un mystère lumineux, une équation à deux inconnues d'une perfection sans nom. 
- Tu te souviens de tout ? De ce slow improvisé, peau contre peau, de cette conversation qui ne s'est plus arrêtée parce qu'on avait besoin de TOUT se dire comme pour gagner du temps sur nos vies? Et puis mon départ, le tien prévu le lendemain à 700 kilomètres de là. Et la déchirure.
- Oui je me souviens, mais c'est du passé Jeanne. On a construit depuis, chacun de notre côté. 
- Tu ne sais rien de ma vie. Ne me parle pas de construction. 
Il s'est approché de moi. Il m'a pris la main. Il m'a fait revivre l'explosion, de la même façon. Une présence magnifique, un grand oui gueulé à la face de ce monde pourri, l'amour au bout de la langue. L'amour dans chaque pore de ma peau. L'amour qui te fait faire n'importe quoi n'importe où. Et c'est ce que j'ai fait : je me suis jetée dans ses bras, j'ai tout oublié sauf sa sublime présence. 
N'importe quoi, mais qu'est-ce que c'est bon! Se foutre de la morale et des milliards de petites voix qui te bombardent le cerveau. Etre soi, pour de bon. Dans sa vérité propre et intime.

J'ai lâché le stylo.J'ai posé ma tête sur le cahier. 
Le coeur plein de regrets. 
Une larme a coulé jusque sur le titre du texte, laissant les mots "si seulement" aux prises avec le liquide amer de mon désespoir.

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